19. BILAN DE SISYPHE
La salle se rallume, l’histoire des mortels de Terre 18 continue sans nous. Les élèves dieux clignent les yeux à force d’avoir fixé leur peuple dans l’optique de leurs croix ansées.
Je m’aperçois que je suis en sueur et que je tremble. C’est comme si j’étais monté dans un grand huit, assailli par des millions d’émotions fortes. Je comprends maintenant pourquoi nous, les dieux, possédons un corps. Cette enveloppe permet de ressentir des sensations intenses.
L’observation des humains est une drogue. Lorsqu’on s’y consacre, plus rien n’a d’importance.
Je redescends de l’escabeau. J’ai la bouche sèche et l’impression d’avoir assisté à un film à grand spectacle qui finit mal.
Le peuple le plus puissant, la civilisation gagnante, celle des hommes-rats de Proudhon, s’est effondrée en une seule bataille… face aux hommes-lions d’Etienne de Montgolfier. De tout ce qu’ont construit les hommes-rats il ne reste qu’une ville fortifiée en haute montagne où ils se terrent, apeurés comme leur animal totem.
Tout cela nous donne à réfléchir. Non seulement les civilisations sont mortelles, mais en plus elles ne peuvent jamais être sûres qu’un simple individu un peu déterminé ne viendra pas les anéantir en une journée. Comme disait Edmond Wells : une goutte d’eau peut faire déborder l’océan.
Quand on pense que les hommes-rats étaient donnés pratiquement gagnants et que les hommes-lions de Montgolfier n’étaient qu’une tribu à la traîne au jeu précédent. Désormais ils ont récupéré une centaine de grandes villes, des milliers d’hectares de territoire, mais aussi toutes les technologies qui leur manquaient, sans parler des trésors et des réserves de nourriture et de minerais. Leur victoire redonne espoir aux élèves perdus en queue de peloton. Un jeune roi déterminé avec quelques idées, même pas bouleversantes, juste des petites ruses : les phalanges, les lances plus longues, une bonne mobilité de cavalerie, et c’est le jackpot.
Je me souviens d’un ami cycliste engagé dans le Tour de France et qui m’avait confié : « En fait c’est le peloton qui détient le pouvoir. Ceux qui sont devant prennent tous les risques, ils ne sont pas protégés, ils s’épuisent. Ceux qui sont derrière sont largués, ils ne peuvent remonter, ils s’épuisent aussi. Par contre, dans le milieu du peloton, tout le monde se soutient. Le groupe crée même un effet dynamique qui fait qu’on s’y fatigue moins. C’est là que tout se passe. Au milieu du peloton les cyclistes parlent entre eux, négocient, échangent des places. Ils se laissent gagner des étapes pour que chacun ait son heure de gloire. » Et ce sportif ajoutait : « Dès le début on sait tous qui va gagner et il suffirait d’une étape de montagne pour que l’on voie qui c’est… Pourtant le spectacle doit se prolonger pour que tout le monde y trouve son compte, surtout les sponsors. Alors on fait le show. »
Cette vision du Tour de France m’avait surpris. Mais à voir comment se déroule notre course à nous, je m’aperçois que nous n’en sommes pas loin. Il ne faut pas se faire remarquer en tête, il ne faut pas traîner derrière, il faut se laisser porter par le peloton, il faut profiter des fins de partie pour organiser des arrangements entre nous.
Sarah Bernhardt exprime tout haut ce que beaucoup d’entre nous pensent tout bas.
— Je crois que nous pouvons tous féliciter Etienne pour sa jolie remontée.
Les regards se tournent vers le challenger.
Sarah Bernhardt applaudit, les autres aussi. Nous nous levons tous. Étienne de Montgolfier salue sous l’ovation.
Savoir que les miens sont entre ses mains me rassure un peu. J’ai un puissant protecteur. Quelque part mes savants peuvent enfin créer leurs laboratoires et mes artistes leurs ateliers sans craindre persécutions ou racisme. Mon peuple, grâce à Montgolfier, profite d’un répit.
Proudhon, l’élève dieu des hommes-rats, reste assis, silencieux. Son attitude ajoute à l’enthousiasme général : rien de plus satisfaisant pour l’esprit que de voir les éléments nocifs mis hors d’état de nuire.
Certains ont cependant l’applaudissement plus réservé. Ils gardent en mémoire le sort des hommes-taureaux et des hommes-harengs. « Peut-être que nous n’avons fait que changer de prédateur », se disent-ils.
Le Maître auxiliaire Sisyphe rallume le projecteur au-dessus de la planète et invite chacun de nous à observer et à dresser le bilan de son propre travail.
Nous nous avançons, certains déploient des petits marchepieds, escabeaux ou échelles pour se retrouver à bonne hauteur par rapport à l’équateur de Terre 18.
Je cherche mes communautés dispersées. En dehors de mes villes sous protection des lions, j’ai des hommes-dauphins qui vivotent un peu partout.
Je colle mon œil contre l’optique de mon ankh pour bien les voir. Mes hommes-dauphins voyagent, ils pactisent, ils commercent, ils offrent des gages de savoir pour être acceptés au sein des autres sociétés, mais ils survivent. À leur place je serais affolé. Eux ont l’air, à force d’épreuves, de prendre leur sort avec fatalisme.
J’ai l’impression d’avoir calqué le sort de mes hommes-dauphins sur l’histoire de Terre 1… Mais d’un autre côté, comment trouver des scénarios cohérents ailleurs que dans l’histoire première ? Nous, élèves dieux, agissons comme ces enfants qui, adultes, reproduisent le couple de leurs parents parce qu’ils constituent pour eux la référence unique. Si Terre 18 ressemble souvent à Terre 1, c’est sans doute par simple manque d’imagination de la part de dieux débutants qui n’osent pas vraiment innover. Et puis, à part la guerre, la construction de villes, l’agriculture, les routes, l’irrigation, un peu de sciences, un peu d’art, on leur inspire quoi à nos mortels ?
Il faut que j’essaie de créer mon style d’art divin particulier, démarqué des autres. Je crois que je manque d’originalité. Je dois oublier tout ce qu’il me reste de souvenirs de mes manuels d’histoire de Terre 1, afin d’imaginer pour mon peuple une épopée inédite, unique et extraordinaire. Après tout, mes hommes-dauphins ont jadis démontré leur potentiel sur l’île de la Tranquillité.
S’ils n’ont plus de territoire, ils possèdent leurs livres. Ce sont leurs ouvrages de science leurs nouveaux territoires immatériels.
Il faudrait que je m’investisse à fond dans les sciences. Ce serait bien s’ils parvenaient rapidement à construire des voitures et des avions.
La chimie à proprement parler n’existe pas encore. Alors, marier la chimie et la mystique, passer par le biais d’une forme d’alchimie ou de kabbale ? Après tout, on l’oublie souvent, mais Newton était un alchimiste passionné par le mystère de la pierre philosophale.
Sisyphe vient examiner nos créations. Lui ne prend pas de notes, il mémorise les éléments qui l’intéressent. Son regard est vif. Arrivé devant moi, il interroge :
— Vous avez utilisé un prophète ?
— Juste un médium qui traînait par là. Je me suis dit qu’il pouvait cristalliser les élans. De toute façon ils s’en seraient sortis avec ou sans lui, tenté-je de minimiser.
Bon sang, il ne va pas me faire le coup d’Aphrodite avec les miracles. Elle m’avait sanctionné en « tsunamisant » mon île.
— Je sais qu’il vaut mieux éviter les miracles et les prophètes mais…
— Je n’aime pas les prophètes, dit Sisyphe. Ça m’a toujours semblé de la triche. On doit pouvoir y arriver plus finement.
— Mes hommes étaient en esclavage. Il fallait un petit coup de pouce.
Sisyphe se gratte la barbe.
— En êtes-vous sûr ?
— Ils étaient comme des lapins aveuglés par les phares d’une voiture. La dureté des prêtres scarabées les impressionnait tellement qu’ils n’osaient même pas les combattre.
— En êtes-vous sûr ? répète-t-il.
— Ensuite… ils devaient quand même franchir le désert… en ne sachant pas ce qu’il y avait en face. Sans un guide charismatique ils n’auraient jamais eu ce courage. Sans compter qu’ils risquaient de s’égarer, ils seraient tous morts de soif.
Sisyphe sort un petit carnet et le feuillette.
— Il me semble que vos « hommes-dauphins » accompagnés d’« hommes-fourmis » ont déjà foncé dans l’inconnu au péril de leur vie… et leur fuite les a amenés sains et saufs sur une île. Et il n’y avait pas de prophète cette fois-là.
Ils savent tout.
— Certes. Il n’y avait pas de prophète à proprement parler mais une femme médium était quand même à leurs côtés.
Il hoche la tête, compréhensif.
— En dehors de ce petit détail… Dites-moi, vous avez l’art de fourrer vos humains dans les ennuis.
— Si je puis me permettre, je ne fais pas grand-chose, les ennuis arrivent tout seuls.
— Et comment vous expliquez cela, monsieur Michael Pinson ? La malchance ?
— Je n’aurais pas été élève dieu, j’aurais pu le croire, mais sachant ce que je sais, je dirais que nous avons, nous les hommes-dauphins, une tradition de liberté et de lutte contre les tyrans. Du coup nous irritons tous les ennemis des libertés.
— Alors vos collègues n’entretiennent pas cette tradition, eux ?
Je flaire le piège.
— Si, évidemment, ils ont les mêmes aspirations, mais ils savent qu’il faut d’abord bien tenir leur peuple et l’éduquer avant de lui accorder la liberté. Sinon les mortels ne l’apprécieraient même pas. Peut-être leur ai-je inculqué ce goût trop tôt.
Sisyphe approuve du regard. Je poursuis donc.
— C’est pour cela que j’ai autant de problèmes. Y compris des problèmes internes… car j’ai bien vu qu’à force d’être libres, mes dauphins abusent de leur libre-pensée au point de n’être jamais d’accord entre eux. C’est bien simple, ils possèdent un tel esprit de contradiction que si on réunit deux hommes-dauphins on arrive à avoir… trois opinions.
Le maître dieu règle son ankh pour mieux examiner mes gens sur leur planète. Puis il poursuit son inspection avec Proudhon.
Je suis venu à bout des Amazones. Pour le reste, ce ne sont que des péripéties… Tout organisme vivant connaît des périodes d’expansion suivies de replis. Disons que j’hiberne pour retrouver mes forces, se justifie l’anarchiste.
Sisyphe observe encore Terre 18, puis regagne l’estrade pour annoncer gagnants et perdants. On s’attend évidemment à la consécration d’Étienne de Montgolfier, pourtant c’est un autre nom qui est prononcé.
Vainqueur : le peuple des hommes-tigres de Georges Méliès.
Surprise générale. La civilisation de Georges Méliès étant un peu à l’écart de la zone principale des conflits, peu d’entre nous l’ont surveillée. Or, je m’aperçois que dans son immense territoire de l’est, isolé par des hautes montagnes, Méliès a réalisé à loisir tout ce que je comptais développer : de grandes villes dotées d’un style d’architecture original, des universités scientifiques et artistiques, un mode de vie codifié. N’ayant pas eu à subir d’invasions, il a paisiblement accompli d’énormes progrès en matière de médecine, d’hygiène, de navigation et de cartographie. Sa métallurgie est la plus avancée de toutes. Les socs de ses charrues sont particulièrement efficaces et ses récoltes bien plus rentables que celles des territoires voisins. Méliès a suggéré à son médium d’utiliser la farine pour confectionner des « nouilles ». Ce nouvel aliment s’avère facile à conserver. Contrairement au pain qui durcit et rassit, les nouilles restent longtemps utilisables car il suffit de les plonger dans de l’eau bouillante pour leur redonner le moelleux. Les hommes-tigres se servent de brouettes à voiles dont la roue centrale permet de transporter de lourdes charges sans excès de fatigue.
Sisyphe précise que Georges Méliès a pris beaucoup d’avance sur nous car dans ses cités apparaissent d’ores et déjà des usines.
— Ce n’est plus un royaume, c’est un empire industriel moderne, constate-t-il.
Le Maître auxiliaire nous invite à admirer l’œuvre de notre collègue, et nous découvrons un territoire immense où prospèrent de grandes cités dont certaines abritent plusieurs dizaines de milliers d’habitants. Ces villes sont connectées entre elles par un réseau routier. Elles sont alimentées par des cultures irriguées au moyen d’un système de plateaux disposés en marches sur des pentes afin de laisser ruisseler l’eau de pluie.
En matière d’agriculture, ses hommes-tigres ont mis au point un recyclage des excréments humains, utilisés en guise d’engrais. Ils dosent parfaitement les fèces pour ne pas risquer l’infection. Des villes entières se sont ainsi spécialisées dans l’exportation de fertilisants d’origine humaine.
Sa capitale est florissante. Des artisans confectionnent des vêtements avec des tissus à base d’excrétions filandreuses de chenilles.
Sous l’impulsion de lettrés tout est codifié : musique, peinture, poésie, sculpture. La gastronomie est également considérée comme un art puisque, ici, on dispose d’une diversité suffisante d’aliments pour songer à inventer des mélanges complexes. Les mortels de Georges Méliès apprécient particulièrement de découper viande, légumes, fruits en petits morceaux afin de former des plats où tous les goûts se mélangent.
La réussite des hommes-tigres est incontestable. Ils ont transcendé tous les problèmes des besoins primaires, sécurité et nourriture, et peuvent s’adonner tranquillement au développement des besoins secondaires tels que la culture, le confort, la connaissance.
À la période où s’est arrêté le jeu dans tout l’empire des tigres, les arts et les sciences sont consacrés à leur lune. Il y a en effet, tout comme sur Terre 1, une lune sur Terre 18, juste un peu plus petite que celle que je voyais quand j’étais mortel terrien. Les artistes tigres l’observent, évoquent des voyages spatiaux, la peignent, la chantent, la mettent en musique.
Méliès a vraiment profité au mieux de l’enseignement de Sisyphe. Chez lui, la religion est fondée sur l’opposition et la complémentarité des principes masculin et féminin. Moi qui me figurais avoir innové avec mon dieu de lumière, quel retard j’ai pris par rapport à ce concept plus subtil ! J’aurais dû évoquer un dieu à double face, d’ombre et de lumière, ainsi j’aurais été plus complet.
Dans leurs laboratoires, les hommes-tigres ont mis au point la poudre qu’ils réservent pour l’heure à des feux d’artifice. Pour guider leurs navires dans le brouillard, ils fabriquent des boussoles car ils ont découvert le magnétisme.
Pour être raffiné, l’empire des tigres n’en est pas moins puissant. Son armée, qui a assuré la cohésion du territoire en englobant plusieurs royaumes voisins, est particulièrement efficace. Un philosophe a inventé une manière de faire la guerre comme si c’était un jeu de stratégie avec des pièces mobiles sur un plateau. La guerre est ainsi devenue elle aussi un art.
— La réussite de Georges Méliès, souligne Sisyphe, est celle de la force « N ». Jusque-là beaucoup d’entre vous ont cru à la suprématie de la force A d’association, comme Michael Pinson, ou la suprématie de la force D de domination, comme c’est le cas de Proudhon. Très peu ont pensé à trouver le juste milieu.
Pourtant la sagesse est dans le centre et la fuite des extrêmes. L’empire des tigres nous le montre, un système Neutre peut s’avérer très efficace.
Il note au tableau « Absence d’intention ».
Rumeur dans la salle de classe. Je prends conscience qu’en effet pour moi la force neutre ne signifiait qu’une force inerte. Je visualisais un gros homme mou endormi, sans conviction aucune. Un Neutron. Il voit les méchants combattre les gentils et il attend de voir qui va gagner. Voilà qui trouble toute ma vision du concept d’ADN. Les Neutres peuvent l’emporter… et même avec panache.
Sisyphe poursuit son palmarès :
— En deuxième position, Freddy Meyer et son peuple des hommes-baleines.
Tiens, lui non plus, je ne l’ai pas assez surveillé. Mes bateaux ont certes souvent croisé amicalement les siens, mais je n’ai pas prêté attention aux progrès de sa civilisation. Il a, comme beaucoup d’autres, accueilli quelques-uns de mes hommes-dauphins et profité de leurs connaissances.
Je découvre ainsi que mes hommes-dauphins ont aidé ses hommes-baleines à édifier une cité remarquable. Dans cette ville portuaire très étendue, des installations ultramodernes accueillent les navires avec des garages à bateaux hauts de plusieurs étages. Un système d’ascenseurs hydrauliques monte et descend les navires.
Sous l’influence de mes rescapés les embarcations des hommes-baleines sillonnent déjà les océans en créant des comptoirs d’échange. Elles arborent sur leur pavillon un gigantesque poisson et partout, leurs marins répandent ma langue et mon écriture.
Eux aussi évoquent une île paradisiaque, l’île de la Tranquillité d’où ils seraient issus. Mon île… Ils ont même récupéré mes légendes !
— Il me faut remercier Michael, intervient Freddy Meyer. Son peuple a été le ferment du mien. Sans lui je n’aurais jamais pu réussir à ce point.
Cette reconnaissance officielle me touche. En même temps je ne peux m’empêcher de songer que cette splendide cité des hommes-baleines où l’on parle ma langue et raconte mon histoire, c’est moi qui aurais dû la construire.
Je me lève.
— Je dois pour ma part évoquer la mémoire d’Edmond Wells dont le peuple fourmi a été jadis l’inspirateur de mon propre peuple dauphin. Nous sommes tous là pour nous transmettre un héritage et des valeurs. Que ce soit à travers moi ou à travers toi, Freddy, peu importe, ce qui compte c’est qu’elles perdurent.
Sisyphe interrompt cet échange d’amabilités.
— Freddy Meyer, dit-il, représente la force « A », celle de l’alliance. Passons maintenant à la force « D ».
Le Maître auxiliaire nous observe tous, s’arrête un instant sur Proudhon puis poursuit :
— En troisième position : Montgolfier et son peuple des hommes-lions. Un peuple qui à partir de pas grand-chose est arrivé à faire beaucoup. Il a récupéré les territoires de ses voisins mais aussi leur science et il a su les intégrer pour en faire quelque chose de très personnel. Cette stratégie est efficace.
— Si je puis me permettre, mes hommes-lions n’ont pas fait que copier, ils ont aussi inventé. Ne serait-ce que… les feuilles de vigne farcies aux courgettes. Ça n’existe nulle part ailleurs sur Terre 18.
Quelques sarcasmes répondent à sa remarque.
Discrètement, je grave sur la table de bois :
« Sauvez Terre 18, c’est la seule planète où il y a des feuilles de vigne farcies aux courgettes. »
— J’ai inventé l’alphabet en dehors des idéogrammes, ajoute-t-il.
— L’idée vient de Michael et de ses hommes-dauphins, rappelle Sisyphe.
Etienne me jette un regard puis hausse les épaules.
— Et mon théâtre ? Et ma philosophie ?
— Des artistes et scientifiques dauphins que vous avez eu la sagesse d’accueillir, mais cela ne vient pas de vous.
— Alors on va faire quoi ? demande Étienne, on va déposer des copyrights sur les inventions des dieux ?
L’idée amuse Sisyphe.
— Pourquoi pas, il faudrait soumettre l’idée aux Maîtres dieux…
Étienne de Montgolfier ne sait pas si le dieu auxiliaire se moque ou non de lui. Dans le doute il se renfrogne, et murmure quelque chose où il est question d’éclairer le monde de sa civilisation.
La liste des élèves dieux gagnants continue de s’égrener.
Au classement général, j’arrive à la soixante-troisième place. Sisyphe me sanctionne pour mon prophète. Et aussi pour ma dispersion. C’est vrai que mes mortels sont tellement éparpillés que je n’arrive plus à les suivre. J’ignorais la réussite de mes dauphins hébergés chez les baleines. Et Sisyphe d’ajouter que si j’avais mieux scruté la planète j’aurais repéré une petite ville dauphin prospère installée chez les hommes-termites d’Eiffel, et même une autre sur le territoire des hommes-tigres.
— Je crois que ta principale erreur, Michael, est la natalité. C’est bien de privilégier la qualité sur la quantité, mais à ce stade du jeu pas assez d’enfants signifie pas assez de soldats pour défendre les tiens. Même avec les meilleurs stratèges on ne peut compenser le manque d’infanterie. Sans soldats tu dépends des autres. Et ils te le feront toujours payer.
Pas très loin derrière moi, Raoul et ses hommes-aigles. Il les a déplacés sur une péninsule plus à l’ouest des territoires des hommes-lions et n’a pas encore su trouver ses marques. De surcroît, il n’a lui non plus innové dans aucun domaine.
— Bah, je ne suis pas pressé, me souffle-t-il. Tant qu’on n’est pas exclus, on peut encore agir et progresser. Montgolfier l’a bien montré, il faut attendre son heure.
Sisyphe revient derrière son bureau et tout en grimaçant se redresse.
— Pour conclure ce cours, je voudrais vous rappeler la loi d’Illitch, une stratégie militaire ou économique qui fonctionne plusieurs fois finit à la longue par ne plus marcher. Et si on persiste, elle a un effet contre-productif. Remettez-vous donc sans cesse en question, sortez des schémas routiniers, soyez inventifs, ne vous laissez pas endormir par les victoires, ne soyez pas effondrés par les défaites. Amusez-vous à vous surprendre vous-mêmes. Innovez.
« Innover », souligne-t-il au tableau noir.
— Le cours de l’histoire des mortels m’apparaît parfois sous la forme d’une spirale en mouvement. Régulièrement, on revient au même endroit mais chaque fois un peu plus haut. L’échec serait de tourner en rond sans s’élever…
— Qui sont les perdants, cette fois ? interroge un élève impatient.
— Durant cette manche, nous avons perdu deux peuples, reprend le Maître auxiliaire, les hommes-taureaux dans leur île, et les hommes-harengs dans leur port. À ces deux nous allons ajouter un élève en queue de peloton…
Un temps.
— … Clément Ader. Ce qui nous fait un décompte de : 83 -3 = 80 élèves restant dans le jeu.
Le pionnier de l’aviation marque sa surprise.
— Ai-je mal entendu ? demande-t-il.
— Vous avez édifié une superbe civilisation. Elle a été au zénith, et puis elle s’est effondrée. Voyez où vous en êtes maintenant : au sein même de votre civilisation des hommes-scarabées, les frères et les sœurs du roi complotent. Ses neveux et cousins s’empoisonnent mutuellement. Même vos prêtres s’assassinent entre eux.
— Mais nous sommes en paix.
— En pleine décadence, oui. Plus d’inventions, plus de découvertes, plus la moindre trouvaille. Même votre art est répétitif. Vous ne vivez que dans le souvenir d’une gloire passée.
Clément Ader respire bruyamment.
— C’est… c’est… C’est la faute de Michael. En acceptant de recevoir ses gens, j’ai semé les graines du déclin des miens.
— Facile d’accuser les autres, rétorque Sisyphe. Vous devriez au contraire remercier votre camarade. Sans lui, votre chute aurait été encore plus rapide. Ses « gens », comme vous dites, vous ont apporté un sacré coup de main. Ils ont joué le jeu. Pas vous. Vous avez tué la poule aux œufs d’or.
Clément Ader retient ses mots. Sisyphe poursuit :
— … Au lieu de les estimer, vous les avez réduits en esclavage et persécutés au point qu’ils n’ont plus eu d’autre choix que de s’enfuir. Si vous constatez qu’une minorité fertilise votre champ, mieux vaut ne pas monter contre elle le reste de la population. Même si la jalousie envers les minorités qui réussissent est la voie démagogique la plus aisée.
Clément Ader me décoche un curieux regard. Un frisson glacé me parcourt l’échine.
— Si vos populations avaient coopéré à parts égales, les scientifiques et les artistes de Michael Pinson seraient encore en train de contribuer à l’amélioration de votre civilisation. Les hommes-lions l’ont bien compris, eux : on ne tue pas la poule aux œufs d’or, répète Sisyphe.
Pour ma part je préfère ne pas en rajouter.
Clément Ader lance alors dans ma direction :
— Je préfère perdre sans toi que gagner avec toi. Je n’ai qu’un seul regret : avoir reçu tes bateaux et soigné tes survivants. Ce qui me console, c’est que ta minable petite civilisation, qui n’en est déjà plus une, ne tardera pas à péricliter et rejoindra la mienne au cimetière des civilisations, lance-t-il.
Puis il s’adresse à la cantonade :
— Allez-y, achevez-le.
Je ne réponds pas.
Mais mon silence, loin de le calmer, le pousse hors de ses gonds. Il bondit vers moi et me saisit à la gorge. Raoul s’interpose, le dégageant par les poignets.
Sisyphe réagit vite. Un claquement de doigts et un centaure saisit l’élève.
— J’ai horreur des mauvais joueurs, soupire Sisyphe.
À présent, la classe m’observe comme une bête curieuse. Qu’est-ce que je leur ai fait à tous ? Je suis le seul à n’avoir jamais envahi quiconque. Je n’ai jamais converti quiconque. Je n’ai aucun massacre sur la conscience.
— Je ne sais pas en quoi je me transformerai, clame Clément Ader que le centaure entraîne, mais crois-moi, Michael, je tiens à garder des yeux et des mains pour applaudir quand ta fin viendra.
Auguste Rodin, l’élève dieu des hommes-taureaux, et Charles, l’élève en charge des hommes-harengs, prennent d’eux-mêmes la porte sur un dernier salut navré.
Le silence revient.
— Encore un mot avant de nous séparer, dit Sisyphe, le front soucieux. Il paraît qu’il y a parmi vous un déicide qui assassine les autres élèves. Si j’ai bien compris, il est prévu pour lui le même châtiment que le mien. Alors, je ne sais pas qui il est ni quelles sont ses motivations, mais je n’ai qu’un conseil à lui adresser : « laisser tomber ».
Nous sortons en silence, respectueux de cet étrange roi déchu. Déjà l’Érinnye vient le chercher, lui remet ses chaînes. Résigné, Sisyphe repart en direction de son rocher rond.